La responsabilité est constitutive de la vie sociale : elle est ce par quoi nous nous concevons comme des personnes morales capables de suivre des règles, d’agir et de juger l’attitude d’autrui sur la base de celles-ci. Mais cette notion présuppose la liberté du sujet : je ne peux être responsable que d’un acte que je suis libre de réaliser (volonté libre) et capable de juger de façon autonome (libre-arbitre). Enfin, nulle responsabilité sans contrainte: la responsabilité est obligation de respecter les critères de cette responsabilité sous peine de sanctions.

Dans un texte intitulé «De culpabilité en responsabilité», le psychanalyste Emmanuel Diet éclaire la complexité contemporaine de la responsabilité à la lumière de l’approche psychanalytique et de sa prise en charge de la culpabilité.


Avec la théorie psychanalytique freudienne, le sujet ne peut plus s’identifier avec la conscience de soi : il est constitué à la fois d’une conscience et d’un inconscient. Le moi (la conscience) n’est « pas maître dans sa propre maison » écrit Freud, ce qui remet en cause la conscience comme fondement de la certitude. La psychanalyse mène donc à un triple abandon :
1/ abandon de l’unité du sujet (division psychique);
2/ abandon de l’autonomie du sujet (déterminisme);
3/ abandon de l’identité du sujet (en tant que cogito).

Comment dès lors penser la responsabilité de l’homme si celui-ci n’est plus maître de soi ? Dans quelle mesure si le sujet est remis en question par l’hypothèse de l’inconscient, peut-on penser une responsabilité de ses actes, qui par définition présupposent la notion de volonté ? Autrement dit, dans quelle mesure la psychanalyse comme remise en question de l’unité du sujet humain, n’est-elle pas porteuse de la liquidation de toute idée de responsabilité?

La thèse que défend Emmanuel Diet, avec beaucoup d’élégance et de profondeur, pourrait se résumer ainsi : alors même que la culpabilité semble être remise en question par l’approche psychanalytique, paradoxalement, la psychanalyse est garante de ce sentiment de culpabilité, nécessaire pour que le sujet de la cure puisse porter pleinement sa responsabilité. Pour le ramasser en une formule : la responsabilité humaine ne serait pas la simple affirmation de son désir, mais serait l’acceptation totale de sa culpabilité pour pouvoir porter sa responsabilité.

Culpabilité et psychanalyse
Suis-je réellement libre quand j’agis, quand je prends une décision? Comment être sûr que mon action n’est pas motivée par des éléments dont je n’aurais pas conscience et qui remettraient en cause la liberté choisie de l’engagement ?

L’homme a vis-à-vis de soi-même une exigence de responsabilité qui passe par la connaissance de soi et de sa réalité pulsionnelle conflictuelle. La démarche de la psychanalyse peut se résumer par cette phrase de Freud: « Wo Es war, soll Ich werden, das ist Kulturarbeit » (Où [le] ça était, [le] Je doit advenir, c’est travail de civilisation).
La cure psychanalytique entend éliminer la cause inconsciente des symptômes en faisant remonter à la conscience les désirs refoulés.

Il s’agit de fait de rendre au moi la maîtrise de soi : « transformer ce qui est devenu inconscient, ce qui a été refoulé, en préconscient pour le rendre ainsi au moi » (Freud, Abrégé de psychanalyse, PUF, pp. 50-52.)

Le sujet qui arrive en analyse ignore son désir et est la proie de symptômes qui le déterminent et lui échappent. La cure consiste pour le sujet à retrouver son désir, à être capable de parler en son nom propre au lieu de subir le discours de l’Autre (l’inconscient), à tenir une parole vraie qui vient de soi. Ainsi, c’est en s’efforçant d’être en congruence avec lui-même à travers la tâche infinie et illusoire de la connaissance de soi que l’homme travaille à sa dignité.

Culpabilité et responsabilité
Faut-il alors ne plus se sentir coupable pour être responsable? La culpabilité serait le « sentiment diffus d’indignité personnelle, sans relation avec un acte précis dont le sujet s’accuse. » (Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, [1967], 5e édition 2007.). Mais comment peut-on se sentir coupable d’un acte que l’on n’a pas fait? Absurde sentiment dont pourtant chacun fait l’expérience quotidienne.

La psychanalyse telle qu’elle émerge à la fin du 19e siècle est éminemment transgressive et subvertit tous les repères moraux et religieux de la tradition occidentale. En allant présupposer un inconscient humain, la psychanalyse menace en effet de remettre en question toute possibilité de responsabilité.

L’hypothèse de l’inconscient nait de l’observation de la résistance de certains contenus psychique à venir à la conscience. Résistances que Freud démontre à travers les lapsus, les actes manqués, et les rêves (Introduction à la psychanalyse, [1922]). En effet, il y aurait un certain nombre d’actions dont la cause nous resterait inintelligible. La force semblerait s’opposer à la prise de conscience de la cause des agissements. C’est d’ici que naît l’hypothèse de l’inconscient.

Freud créé la « métapsychologie » pour expliquer l’appareil théorique qu’il développe afin d’expliquer le fonctionnement de l’inconscient. Elle a une dimension économique, topique et dynamique. On est alors dans une tentative de conception d’un dynamisme psychique.

La métapsychologie se révèle à travers la résistance, le refoulement et la libido. Le dynamisme psychique est régi par le principe de plaisir qui est la dynamique par laquelle tout désir cherche à être satisfait. Si la libido s’accumule et n’est pas satisfaite, alors Freud fait l’hypothèse d’un refoulement hors de la conscience pour lutter contre le déplaisir que forme la non-satisfaction des plaisirs. L’inconscient est donc un ensemble de désirs refoulés, et les conflits que va connaître l’individu à travers les névroses, voire les psychoses, va être la résultante de ce retour du refoulé. Ces retours du refoulé mettent en proie le sujet à des actes et représentations dont il ne se sent pas la source.

Le travail analytique consiste précisément à faire remonter à la conscience ce qui a été refoulé dans l’inconscient. Il s’agit dans l’approche psychanalytique d’aller démasquer ces désirs refoulés pour leur permettre de revenir à la conscience.

Est-ce à dire pour autant que la psychanalyse serait un hédonisme qui lutterait contre le sentiment de culpabilité en pronant la satisfaction des désirs refoulés?

Désirs et morale
Quelle place a la responsabilité quand le désir s’est substitué à la morale ? C’est la conquête du désir sur les discours de l’idéal et de la morale. N’y a-t-il pas une volonté d’imposer la satisfaction de ses désirs. Il faut mettre en place le « déchirage » du surmoi si le surmoi est le dépositaire de la conscience morale. Lorsque Freud écrit que le but de l’analyse est la mise en pièces du surmoi il instaure une contradiction entre l’idée de responsabilité et le surmoi.

Autrement dit la psychanalyse apparaît comme une liquidation totale de responsabilité morale. La culpabilité apparaît donc comme le sentiment de honte, d’indignité conséquences d’actes dont le sujet ne se sent pas la source, car celle-ci est non acceptation des conséquences de ses actes.

La reconnaissance de la culpabilité, condition de la responsabilité
Emmanuel Diet cherche à montrer en quoi la démarche psychanalytique est paradoxalement la possibilité de reconstruction de la responsabilité et non sa destruction.
La psychanalyse permet au sujet d’être réhabilité de façon pleine. L’idée est que l’approche est un constat loyal des forces qui nous font agir. Mais il ne faut pas voir l’influence de la toute puissance du désir. Au contraire, l’approche psychanalytique correspond à un renoncement volontaire des désirs qui ne peuvent être satisfaits.

« Wo Es war, Soll Ich werden. Das ist Kulturarbeit. » [« Ou le Ça était, le Moi doit advenir, c’est travail de civilisation »]. Il y a chez Freud une dimension éthique qui est celle de permettre au sujet humain de s’assumer pleinement comme sujet responsable.

Or, c’est paradoxalement la reconnaissance de la culpabilité, et non sa liquidation, qui permet la responsabilité. Il y a un lien de nécessité. Pour être responsable, il faut se sentir coupable.

Culpabilité et identité
Finalement, la culpabilité permet de vivre au présent, parce que la culpabilité en tant que questionnement de l’origine et du sens va permettre non une réappropriation mais une narration de son histoire personnelle.
Être, c’est aussi se raconter. La culpabilité nous invite à un questionnement identitaire sur notre histoire, et une tentative de réappropriation de cette histoire, c’est-à-dire de la manière dont nous nous inscrivons dans une famille, une société. L’identité en soi apparaît dynamique, voire fictionnelle : elle est subjective, choisie au sens de triée, et non figée et essentielle comme elle a pu apparaître dans le débat sur l’identité nationale.

Culpabilité et intersubjectivité
Jamais la prise de conscience des désirs refoulés ne va éliminer le désir pour l’autre. L’être humain est mû par des pulsions, dans une relation à l’autre. L’acceptation des désirs refoulés n’est pas une négation de l’autre entendue comme « liberté de faire tout ce que je veux » (liberté négative : absence de contrainte), mais une façon de poser la possible rencontre avec l’autre dans sa différence. En conscience de mes désirs, je me sens capable de voir l’autre (Autrui), différent de moi, sans me sentir menacé. La libération du désir n’efface pas l’autre, mais est une façon d’être avec l’autre dans sa différence, dans l’exigence éthique d’une intersubjectivité pleine.

Désirs et altérité conflictuelle
Cette acceptation de la différence implique évidemment que la relation à l’autre est éminemment conflictuelle : elle est conflit de désirs contraires. Il va donc y avoir mise en place de désirs différents. Ces désirs peuvent être inconscients. Assumer et reconnaître en quoi je suis un être de désirs et accepter une possible insatisfaction de mes désirs, c’est limiter en conscience les éléments de désirs que j’ai à satisfaire, c’est donc reconnaître une limite à mes désirs pour laisser une place à l’autre, une place qui ne soit pas juste dans le conflit.

Pour E. Diet, « l’approche psychanalytique est une exigence impossible. » Cette exigence éthique d’une connaissance de soi est une exigence impossible et sans fin qui repose sur la volonté de laisser une place à l’Autre.

« Tâche aporétique, indéfinie, illusoire si l’on veut, impératif anthropologique, qui dans son formalisme pose la subjectivation et la responsabilité comme devoir. La condamnation consciente et le renoncement volontaire doivent, au fil de l’accession au principe de réalité se substituer au refoulement. Car si la psychanalyse est d’abord un constat loyal de la réalité pulsionnelle et de la conflictualité psychique, si l’élaboration implique la déconstruction des illusions et la critique de toutes les formes de soumission à l’Idéal, elle n’en reste pas moins portée par une exigence de vérité et sa référence au dieu Logos. »

Réel et fantasme
L’approche psychanalytique invite à constamment distinguer perception (le réel) et projection (le fantasme confondu avec le réel). Il y a donc danger à vouloir éliminer la culpabilité qui est le symptome de cette confusion, autrement dit le matériau qui rend toute responsabilité possible.

En effet, si la responsabilité nait dans la relation à l’autre, la culpabilité, qui est le résultat des conflits psychiques qui m’habitent, est au cœur même de cette responsabilité. L’Homme est un animal social qui s’inscrit dans le conflit : conflit constant entre les désirs qui l’animent, et la prise en compte de l’Autre comme être porteurs de désirs différents. La reconnaissance de cette réalité pulsionnelle de l’homme est condition de la possibilité d’une réelle responsabilité.

Le délitement contemporain de la culpabilité
Pour E. Diet, il y a une illusion dangereuse à considérer que la libération du sujet contemporain passe par la satisfaction de ses désirs. Or l’on vit dans une société de consommation qui crée des désirs qui doivent être satisfaits : Il faut satisfaire ses désirs pour être heureux.

Pourtant, la culpabilité agit comme un rappel pour l’Homme de ce conflit qui l’habite et qui l’agite constamment. On comprend alors que vouloir satisfaire tous ses désirs comme notre société de consommation le prône parfois («parce que je le vaux bien»), revient alors à donner une résolution matérialiste aux désirs de chacun. Cette satisfaction insatiable n’est pas simplement irréaliste : elle porte en elle l’élimination de toute possibilité de responsabilité, c’est-à-dire prise en compte de l’Autre. L’affaire Strauss-Kahn et la confusion entre libertinage et soupçons de proxénitisme voire de violences sexuelles, l’éclaire parfaitement.

Seule l’acceptation de la culpabilité permet à l’homme contemporain de ne pas céder à l’illusion de sa toute-puissance, narcissisme qui condamne l’autre à n’être qu’un objet de réalisation de ses désirs.
L’approche psychanalytique ne tente donc pas de fermer la question de la culpabilité, mais tente de l’assumer pour réinscrire le sujet dans la relation à autrui et dans la prise de conscience de l’universel en l’homme.

De l’illusion de toute-puissance à la responsabilité totale
De Œdipe-Roi à Œdipe à Colone, Sophocle donne à réfléchir sur la dignité comme puissance à la dignité en tant que sagesse, du passage d’une dignité narcissique et fragile à une dignité humble et universelle. Dans Œdipe-Roi de Sophocle, la dernière réplique du coryphée souligne l’inanité du bonheur et la déchéance d’Œdipe, l’ancien dignitaire et héros acclamé :

« Regardez, habitants de Thèbes, ma patrie. Le voilà, cet Œdipe, cet expert en énigmes fameuses, qui était devenu le premier des humains. Personne dans sa ville ne pouvait contempler son destin sans envie. Aujourd’hui, dans quel flot d’effrayante misère est-il précipité ? C’est donc ce dernier jour qu’il faut, pour un mortel, toujours considérer. Gardons-nous d’appeler jamais un homme heureux, avant qu’il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi un chagrin. » (Sophocle, Œdipe-Roi).

Selon Emmanuel Diet, «exilé du royaume de sa toute-puissance, Œdipe à Colone est enfin sujet de son histoire pour s’être approprié son coupable destin. La reconnaissance de la faute, l’acceptation de sa responsabilité, aussi inconsciente qu’ait été la transgression, ouvre, une fois accompli le sacrifice nécessaire d’une clairvoyance illusoire, les chemins de la sagesse. Lui l’exilé peut enfin s’arrêter, à Colone, et mourir digne, pleuré par les siens et par le héros Thésée. Sa dignité, c’est dans le chemin de l’exil qu’il l’a découverte : dans l’acceptation de son histoire singulière, le passage de la culpabilité à la responsabilité, et dans l’humilité sage du modèle d’humanité qu’il propose : de l’hubris du roi à l’humilité du vieillard aveugle.»

C’est donc paradoxalement l’acceptation de ma responsabilité totale qui fait émerger la dignité comme valeur universelle et responsabilité par rapport aux autres.

« Mais, poursuit Emmanuel Diet, au désespoir létal d’une culpabilité sans histoire ni limite succède, étayée sur la mémoire et la parole de l’autre, l’exigence d’avenir du désir responsable, tâche indéfinie pour le sujet prêt à investir le risque du dialogue. Travail toujours à reprendre dans chaque rencontre avec l’autre ; apprentissage du respect de soi et du désir différent, engagement dans sa parole et accueil de la parole de l’autre n’était possible que du fait des investissements pulsionnels qui, toujours dans le même temps, les surdéterminent et les menacent. »

Responsabilité totale
Notre dignité se trouverait alors dans la responsabilité totale que nous portons en tant qu’hommes et dans notre capacité à l’assumer sans faillir. Responsabilité à l’égard de nous-mêmes : assumer notre existence comme nôtre et non comme déterminée par les circonstances ; responsabilité à l’égard des autres : assumer notre existence comme un modèle d’humanité que nous proposons aux autres.

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