« Travailler plus pour gagner plus » : la gauche est éminemment responsable du succès de ce slogan de la droite sarkozyste en 2007. Car ce qui est en jeu dans cette formule presque publicitaire, c’est la question de la justice sociale que la gauche progressiste a peu à peu abandonnée et qui explique qu’un haut fonctionnaire talentueux comme Martin Hirsch en soit réduit aujourd’hui à mettre en oeuvre une courageuse politique de redistribution sociale au sein d’un gouvernement bien peu progressiste comme le démontre les polémiques sur l’identité nationale.

« Qu’est-ce qu’une société juste? » : telle est la question politique qui n’est pas ré-interrogée avec assez de courage par le politique.

Une société juste n’est pas celle qui supprime les inégalités (ce qui est le discours populiste de l’extrême gauche). Une société juste est une société qui remplace les inégalités arbitraires par des inégalités légitimes.

La gauche progressiste social-démocrate se doit de défendre cette idée exigeante et complexe pour continuer à porter le projet de justice qui la constitue. Les inégalités sont légitimes si et seulement si elles reposent sur l’égalité initiale des chances à faire valoir le talent, le choix et l’énergie de chacun.

Mais pour que cette égalité soit réelle, encore faut-il lutter contre les facteurs d’immobilisation (reproduction sociale et privilèges d’accès, discrimination raciale, sexuelle et sociales, corruptions, etc.) que la remise en question moderne d’une société de privilèges ne suffit pas à régler. Une société juste est une société qui favorise ce que le prix Nobel d’Economie Amartya Sen appelle les « capabilités », c’est-à-dire la capacité pour chacun de poursuivre les choix de vie qui sont les siens.

Pour favoriser la mobilité des facteurs, autrement dit une égalisation des chances qui ne soit pas juste formelle, une politique publique exigeante est nécessaire qui agit sur 3 leviers clés:

1/ Une administration impartiale des lois;

2/ Un système d’égal accès à l’éducation;

3/ Une garantie sociale pour assurer l’égalité face au risque et les capabilités.

Or, qui ne voit pas aujourd’hui que les transferts sociaux au coeur de cette politique de redistribution sont largement perçus comme une forme d’assistance inéquitable? Les questions gênent la gauche bien-pensante mais sont bien présentes à travers la polémique sur l’identité nationale :

- Pourquoi ceux qui font l’effort de travailler subventionneraient-ils ceux qui font un choix de vie différent?

– Pourquoi la société porterait-elle les conséquences des arbitrages individuels, autrement dit : Pourquoi ne pas rendre les individus responsables des conséquences de leur choix de vie?

– Les mécanismes redistributeurs bénéficient-ils réellement à ceux qui sont défavorisés initialement ou au contraire à ceux qui n’ont pas pris les décisions prudentes et se sont montrés négligents?

C’est parce que ces questions légitimes restent sans réponse dans l’espace publique que la politique nécessaire de redistribution sociale est dangereusement discréditée.

L’idéologie dominante que favorise l’absence d’un débat à gauche considère les inégalités comme le reflet justifié du mérite des individus. Une société juste serait donc une société qui valorise l’effort, moteur du dynamisme économique et social. C’est le sens du « travailler plus pour gagner plus », qui confondant sans nuance mérite, effort et responsabilité individuelle, déconstruit les mesures de lutte contre les facteurs d’immobilité. En n’opérant pas les distinctions précises entre ces différents concepts, nous rendons suspect éthiquement et intellectuellement l’Etat providence mis en place par la social-démocratie au XIXe siècle.

Ce discrédit contribue à une remise en cause dangereuse des politiques de justice sociale au coeur du projet progressiste que la très médiatique politique de diversité de la société civile risque paradoxalement de masquer en apportant une réponse simplement pragmatique et utilitariste. Mesures évidemment nécessaires, mais qui éludent l’enjeu contemporain majeur : la fabrication des conditions de légitimité du politique.

Sources :
Jean-Fabien Spitz, Pourquoi lutter contre les inégalités?, Bayard, 2009.
Alain Renaut, Egalité et discriminations. Un essai de philosophie politique appliquée, Seuil, 2007.
John Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 1987 [1971].
Amartya Sen, Ethique et économie,PUF, 1993.

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