« Ne parlez surtout pas de séniors! – La génération baby-boom ne veut pas être enfermée dans cette catégorie ». Tel est le conseil d’une revue juridique qui consacre un dossier aux nouveaux besoins de la génération qui approche la soixantaine et que doivent anticiper les professions juridiques comme les avocats ou les notaires.

Mais comment en parler alors? Effectivement, dans l’imaginaire collectif, « sénior » renvoie à la fameuse carte de réduction qui permet aux « personnes âgées » d’emprunter les transports en commun. Avoir une carte sénior, c’est être « vieux »!

Or malgré le récent conflit politique sur les retraites en France, personne ne peut réellement contester l’évolution et donc la nécessaire redéfinition des âges de la vie dans nos sociétés contemporaines : on n’est plus vieux à 60 ans, et on veut continuer à profiter de la vie. Autrement dit, à 60 ans, on est trop vieux pour continuer à travailler mais trop jeune pour arrêter de vivre!

Qu’est-ce que vieillir?
Vieillir est d’abord un processus, celui qui commence quand on naît, mais c’est également le passage des âges de la vie qui sont des marqueurs sociaux. Le sociologue Eric Fuchs distingue trois âges ou étapes sociologiques de la vieillesse contemporaine :

1/ L’âge du retrait, « qui marque à la fois une sortie du monde du travail salarié et une découverte d’une nouvelle liberté », et qui peut correspondre à une période où la santé et les moyens matériels sont relativement suffisants pour vivre une « période heureuse ».

2/ La période des entraves à la liberté, caractérisée par les pesanteurs du corps voire de l’esprit, et qui marque le véritable passage vers la vieillesse au sens de « perte croissante de l’indépendance ».

3/ Le grand âge, où la réduction marquée de l’indépendance conduit à l’hospitalisation ou à l’entrée dans une maison de retraite.

On comprend alors que le débat sur la revendication d’une justice sociale pour les « personnes âgées » (mais cette catégorie signifie-t-elle encore quelque chose si on n’est plus vieux quand on prend sa retraite?) recoupe de facto des réalités très différentes selon que l’on pense au droit à une retraite financièrement correcte, à un droit aux soins les plus poussés ou à un devoir de solidarité face à la dépendance.

L’entreprise et la séparation
Le monde de l’entreprise est depuis la crise des années 70 confronté à une problématique du retrait : retrait lié à l’âge certes (la retraite), mais surtout retrait lié aux conditions économiques, c’est-à-dire changement de métier ou fin de « carrière » – si ce mot de carrière peut encore avoir un sens aujourd’hui.

Quand les deux retraits se télescopent, comme avec la mesure économiquement catastrophique des pré-retraites, l’individu vit l’expérience de la séparation et peut rarement compter sur l’entreprise pour l’aider à en faire un seuil qui ouvre sur une expérience heureuse comme pourrait l’être l’âge du retrait professionnel.

Bien souvent, le licenciement, même négocié, charrie des ressentiments et des mesquineries blessantes; quant à la retraite, le pot de départ autour de quelques cacahuètes, d’un petit mot improvisé, et d’une sacoche en cuir – comme le chante Bénabar dans « Monsieur René »- est bien peu souvent à la hauteur de l’enjeu symbolique et rituel de la séparation.

Vers un engagement lucide : du symbolique au matériel
Trois remarques s’imposent alors :
1/ L’expérience du retrait est autant symbolique que matérielle.
Il est nécessaire de préparer et d’imaginer l’après-carrière. Si avec la retraite commence le « premier jour du reste de la vie » (Jean Baudrillard), elle marque en effet un seuil dont l’individu doit prendre la mesure. Quand la performance n’est plus une fin en soi, par quoi la remplacer? De la « pensée élargie » de Kant au lâcher-prise des coachs, il y a la même recherche de sens. Comment se préparer à cette rupture vécue trop souvent comme une petite mort? Comment donner un sens quand on perd ce qui faisait le sens de notre vie?

2/ Pour pouvoir vivre au présent, il faut avoir anticipé l’avenir.
Tout changement conduit à modifier notre rapport au temps de façon radicale, et l’individu doit alors prendre la mesure du seuil, de l’étape, du processus, et de ce que cela représente pour lui dans sa vie personnelle. La retraite liée à l’âge correspond souvent à des changements d’identité sociale avec la naissance de petits-enfants, l’entrée en dépendance ou le décès de ses propres parents, une séparation ou bien de nouvelles rencontres.

3/ Penser une politique d’accompagnement en entreprise.
On prépare bien à l’entrée dans le monde du travail, pourquoi ne pas préparer à en sortir? Il est nécessaire de faire le deuil d’une certaine vie pour pouvoir tourner la page et inventer autre chose.

Comment l’individu peut-il gérer au mieux les derniers mois de sa vie professionnelle et préparer sereinement le (long) reste de sa vie, qui est aussi le début d’une autre? Les managers sont aidés dans leurs prises de fonction mais trop rarement dans les « déprises » de fonction, – sauf à opérer des coachings-outplacements qui dissimulent trop souvent un licenciement qui ne dit que rarement son nom.

Humanisme et exemplarité
L’entreprise a tout à gagner à accompagner les retraits, tant dans le partage d’expérience que dans la culture d’exemplarité qu’elle donne à voir aux nouveaux entrants. Apprendre à se séparer, c’est prendre la mesure de ce que signifie réellement l’engagement. La portée de l’engagement entre l’individu et l’entreprise est bien différente si le lien n’est pas que contractuel et utilitariste mais qu’il est porteur également d’une réalité symbolique assumée. Celle de la rencontre entre des êtres humains.

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