Le leadership : entre légitimité et efficacité
Lors d’une conférence donnée à l’INSEAD en décembre 2009, Gianpiero Petriglieri a souligné avec justesse le retour de l’illusion du leader en temps de crise : “At a time of crisis the temptation is enormous to put all our hopes in the hands of a few charismatic individuals, and leadership development can be co-opted to reinforce this illusion that a handful of well-trained great leaders is all we need. But we have to ask ourselves what kind of systemic cultural drivers led to some of the crises we’re facing today.”

Face aux bouleversements économiques et financiers des trois dernières années, les entreprises sont à la recherche de nouveaux leaders sans forcément se rendre compte de la signification symbolique de cette demande. Car sous le vocable aseptisé par l’anglicisme, il y a un terme marqué par les expériences totalitaires : leader se dit « Führer » en Allemand et « Duce » en italien.

Si l’on s’en tient à la définition la plus simple, le leader est un homme qui est suivi : il est porteur d’un objectif et joue un rôle dans une équipe. Or c’est par son autorité que le leader est suivi. Mais de quelle autorité s’agit-il?

On sait que Max Weber distinguait trois formes d’autorités : traditionnelle, charismatique et rationnelle-légale. Or ces trois formes ont été mises à mal par notre modernité : au nom de l’idéologie du progrès, la tradition a perdu sa valeur de référence; les dérives totalitaires ont rendu suspect le charisme, tandis que les crimes perpétrés au nom de la raison ont déstabilité la raison triomphante des Lumières.

En entreprise, comment concilier la nécessaire rationalité qui permet d’évaluer les managers (respect des processus, rigueur analytique des règles, l’obéissance à l’autorité, c’est-à-dire l’expertise sans faille) avec le désir d’insuffler une culture de l’excellence forcément énigmatique et qui contient une part d’irrationnel non contrôlable (prise de risque, vision à long terme, courage et singularité)?

D’un côté l’expert légaliste ne peut être que bon, jamais excellent. De l’autre, le grand homme inspiré a besoin d’une confiance aveugle et ne peut justifier la légitimité de ses décisions.

“[Leaders] are asked to provide greater visibility and at the same time to foster significant change; to act decisively but also inclusively; to take a stance but to take into account the values and needs of a diverse set of constituencies; to be self-confident but also to be able to question themselves”, poursuit Gianpiero Petriglieri.

Ces injonctions contradictoires soulèvent alors la question suivante : la décision sur laquelle repose l’action a-t-elle un fondement rationnel? Autrement dit, le leader est-il un expert ou un « grand homme » (et donc politique)?
Non sans paradoxe, l’entreprise rêve de grands hommes courageux qu’elle peut contrôler, mais souvent, elle ne sait ni où les trouver (talent search), ni comment les former.


Affronter la complexité : l’introuvable leader
Comment concilier efficacité et légitimité? Le déclin de l’engagement en entreprise (Cf. notamment Aine O’Donnell, « Pratiques managériales et engagement des salariés », Entreprise et Personnel, n°290, mai 2010) est en partie la conséquence de l’évolution structurelle de nos sociétés démocratiques qui n’épargne pas le leader. 

Comment bien agir, malgré l’urgence, la complexité, la pression, les contradictions? Les dirigeants sont confrontés à une injonction paradoxale : soyez innovant mais ne prenez pas de risques!

Savoir prendre des risques, c’est traverser la notion de courage ainsi que celle de responsabilité :
– Qu’est-ce que le courage : résister, ou au contraire savoir s’arrêter à temps?

– Qu’est-ce que la responsabilité d’un chef : mériter son salaire, son intéressement, partager une vision avec son équipe, partager le pouvoir? les aider à grandir? Détenir la vérité dans une complexité qui en est dépourvu?

Parcours du leadership -Grégoire Jacquiau-Chamski/Reproduction interdite sans mention de l'auteur




Monde multiculturel, problématiques du remote management, de l’internationalisation et de l’interculturel, référents changeants (génération X vs Y, nouveaux modèles familiaux d’autorité, déclin de l’engagement), etc. : le Leader est celui qui a conscience de cette complexité et qui ose inscrire pleinement ses décisions et son action dans cette complexité.

Il doit accepter d’être imparfait, de ne pas être dans la maîtrise (process) mais dans l’excellence (la fluidité : être prêt à improviser). On peut supposer alors que s’interroger sur le leadership, c’est interroger les valeurs de notre modernité et penser en termes :
d’expérience (capacité à affronter ce qu’on en connaît pas);

– de responsabilité (de soi et pour les autres);

d’authenticité (se sentir dans la justesse en agissant).

Du leader à la « leadership community »
Pour toute organisation, développer le leadership revient à s’intéresser autant à l’individu qu’au groupe et à la communauté pour favoriser une “leadership community”. Il n’y a pas d’innovation sans prise de risque car sans innovation, l’entreprise meurt; sans prise de risque, elle risque seulement de perdre ce qu’il lui reste.

La difficulté pour l’entreprise est qu’elle doit elle-même incarner le courage pour développer le leadership : mettre cette complexité au centre pour l’affronter et y apporter une réponse imparfaite mais juste, en cohérence avec les valeurs de l’entreprise. Ne pas oser avoir peur, c’est prendre un risque bien plus grand : celui de se perdre. Si beaucoup d’entreprises se relèvent de pertes d’argent, peu se relèvent d’une perte d’identité.  

Comment dès lors identifier et former les leaders de demain? Il convient d’opérer un renversement de perspective afin de se décentrer et passer de la notion de leader à celle de « leadership community » (Linda A. Hil).


Trois pistes seraient alors à exploiter :
1/ Le leadership s’expérimente : apprendre des théories du management du leadership ne suffit pas. « You learn to be a leader by leading people ».

2/ Face à la complexité du monde contemporain, le leader n’est pas simplement un expert. Il doit être curieux, cultivé, pour savoir s’adapter au contexte nouveau (sur le modèle du gentilhomme au XVIIe siècle).

3/ Il n’existe pas un seul type de leadership, mais une pluralité de singularités complémentaires. 

Leadership : de l'individu à la communauté - Grégoire Jacquiau-Chamski/Reproduction interdite sans mention explicite de l'auteur

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